La fonte de l’individu
Auteur : Boris Charmatz

Testons une proposition d’apparence simpliste. Il s’agit d’une fonte à partir de la posture verticale jusqu’à l’étalement le plus lourd. Du debout au couché, comme d’habitude, mais cette fois sans habitus, et dans une durée exceptionnellement longue.
L’idée est de se laisser fondre petit à petit en laissant venir des circulations imprévues, en insistant sur les passages les plus délicats : il ne faut pas nier les déséquilibres potentiels, les difficultés, la fragilité de celui qui, les yeux fermés, ne sait plus quand son genou va toucher le sol. La descente n’est pas nécessairement régulière, on se heurte vite à des tensions successives qu’il faut approfondir pour sentir ce qui ensuite va ou doit lâcher, se distendre.
Occasion de penser le corps en termes de masse. Cherchons cette « déglaciation » dans des zones parfois reculées, dans les organes aussi bien que dans les articulations, dans une attention aux glandes ou au poids du cerveau. On éviterait (pourrait éviter) tout conformisme, symétrie, étapes trop claires des appuis, chemins trop arpentés.
Le temps de l’action est donné par une diffusion sonore ou musicale d’environ dix minutes. L’idéal ardu me paraît être Pression pour violoncelle seul d’Helmut Lachenmann. On peut préférer autre chose, mais le choix ne devrait être en aucun cas sirupeux Le temps préalable d’observation peut être long et si vous arrivez au sol avant l’heure du gong (fin de la diffusion musicale), continuez à vous enterrer mentalement, à faire peser plus encore ventre, sexe, bras... La sensation de plongée permettrait un oubli de la maîtrise qu’apporte le regard sur soi ou sur les autres (une maîtrise implicite de ce que serait sa propre image). Fondamentalement, j’aime cette expérience parce que son énoncé permet un véritable travail en mouvement, chaotique, immergé dans des sensations alternativement douces ou insupportables. A chacun de vivre concrètement un moment de danse par le bas où se déjoue la construction d’une verticale pour mieux assumer ou prendre conscience de nos tensions paradoxales. Jean-François Pirson écrit à propos de la pédagogie : « Dans la seconde moitié du XIXè siècle, l’architecture du banc et les injonctions du maître constituaient un ordre préalable à tout enseignement de matière. »
À l’opposé de cette pédagogie du redressement, on pourrait trouver dans cet affaissement assumé une réelle ouverture aux mouvements anarchiques de la vie...

Texte publié dans la Revue Véhicule n°1, mai 2010

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