Danse élargie
Concours

« Danse élargie », concours imaginé ensemble par Boris Charmatz et Emmanuel Demarcy-Mota, respectivement directeurs du Musée de la danse à Rennes et du Théâtre de la Ville à Paris, appelle des artistes de tous bords et de toutes disciplines à imaginer le plateau comme espace de rencontres et d’expérimentation entre les arts. Avec pour seules règles une durée (10 minutes maximum) et un nombre d’interprètes (3 au minimum).

Céline Roux – « Danse élargie » revêt le format d’un concours qui réactive le principe du concours de bagnolet, mais quarante années plus tard, qu’engage cette réactivation de principe dans le contexte actuel ?
Boris Charmatz – Je voulais monter un événement sous le titre « Concours de Bagnolet » ! La manière dominante de se poser la question de l’histoire est de penser aux remontages, reconstructions et « répertorisations » de toutes sortes. L’histoire doit surtout être un levier pour l’action contemporaine. Il reste tout un travail à faire d’observation des protocoles historiques de monstration et de création de l’art. Avec la reprise d’un règlement désuet, comme « sorti des limbes », il me semble que nous pouvons nous pencher sur une sorte d’intouchable des années 1980 en mettant le doigt sur une crise artistique toute contemporaine, qui appelle la danse et les autres arts à diversifier la manière d’envisager la vie d’un théâtre et des institutions culturelles. Avec cette réactivation « de principe », nous pouvons créer une occasion d’art toute moderne, car les mêmes règlements n’engendrent pas les mêmes résultats dans un contexte et un esprit qui se sont déplacés. Alors ce nouveau « concours » est potentiellement une occasion contemporaine d’intervenir sur une sorte de ready-made historique sulfureux. […]

Au Musée de la danse, vous passez des commandes, vous faites des appels d’offre. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce format du concours ? Comment un artiste s’approprie –t-il ce format ?
BC – Dans l’historique du mot « concours », il y a toute l’ambiguïté de ce terme et de ses enjeux : un concours est à la fois un partage, une mise en commun – on prête son concours à quelque chose – et une mise en tension – de rivalités potentielles. Je veux croire qu’un « concours » est avant tout une occasion de partager un espace, une occasion de mise en commun de la scène, plutôt qu’un lieu machinique de sélection et d’élection. Je suis convaincu qu’un concours peut être un lieu de partage collectif plutôt qu’un espace de compétition néolibérale, et que, sous l’égide d’un « concours », on peut changer singulièrement le type de proposition artistique accueilli sur un plateau de théâtre. De cette antinomie présente dans l’usage du terme lui-même, c’est toute la marge d’interprétation de ce qu’est le phénomène du concours qui m’intéresse. Rappelons-nous, à l’heure de la Star Academy et autres jeux humains marchands, que Sophocle a gagné le Concours de tragédie ou que La Table verte de Kurt Jooss fut une pièce de concours !

La sélection aura lieu à partir d’un règlement. Comment celui-ci a-t-il vu le jour ? Est-ce en partie une reprise de celui du concours de bagnolet ?
BC – Nous avons fait le choix d’une forme volontairement désuète, elle participe de cette réflexion sur le format. Je m’aperçois qu’on s’intéresse beaucoup à l’histoire de la danse mais moins à celle des formats.
Qu’est-ce que reprendre un format et le confronter à notre époque ? Que serait un règlement moderne ? Les propositions peuvent être multiples du moment que cette « règle » des dix minutes maximum pour trois personnes minimum est intégrée comme une donnée contextuelle.
Avec Emmanuel Demarcy-Mota, avec qui nous avons concrétisé ce projet, nous voudrions que le plateau du Théâtre de la Ville soit laissé à désirer et voir comment il peut être investi dans un tel contexte.
Avec « Danse élargie », nous reprenons une catégorie absurde : un nombre minimum de gens sur le plateau et une durée maximale. Cela définit des paramètres, mais en autorise une multiplicité d’autres. Il est dit « 10 minutes maximum et 3 personnes minimum », mais cela peut être une minute et 40 personnes. Ce n’est pas 10 minutes plutôt qu’une demi-heure ou une heure. Ce n’est pas une pièce qui serait au rabais. C’est prendre le temps à l’envers, mais là encore, c’est une question d’état d’esprit.
Une minute suffit pour faire un flash mob de grande envergure !
On peut proposer un prototype d’œuvre pour un spectateur à la fois et trouver un moyen de l’exposer dans le cadre de ce règlement… C’est cet horizon qui m’intéresse aujourd’hui. Face à cette proposition, je pense qu’il y a des personnes qui se sentent concernées mais qu’il y en a aussi beaucoup qui ne se sentent pas concernées directement.
C’est à nous d’aller les chercher ! Nous profitons de « Danse élargie » pour aller vers… […]
Ce concours est l’occasion de montrer des prototypes, des projets potentiels, aussi bien que des spectacles à part entière qui s’empareraient avec fougue du plateau. Une chose est sûre : ce projet, dans son essence, est proche de l’art conceptuel, qui peut s’activer avec des œuvres réalisées, décrites, non réalisées, réalisées par d’autres.
Aucun cadre ne répond à la liberté de l’art, par définition. Et alors ?
École, musée, concours… J’aimerais habiter autrement et collectivement ces espaces symboliques controversés. […]

« Danse élargie » est un projet évènementiel qui s’inscrit dans la réflexion plus large du Musée de la danse. Comment cela s’articule-t-il pour vous ?
BC – Le projet du Musée de la danse tente, à sa manière, de générer des cadres de travail spécifiques, dont le concours n’est qu’une facette.
Pour trois ans, nous lançons un chantier réflexif et actif sur la question d’un musée de la danse aujourd’hui. « Danse élargie » fait simplement partie du paysage polémique et contrasté qui se dessine. L’idée de danse élargie anime le musée bien au-delà de toute idée de concours : le concept et les pratiques de danse doivent être élargis à l’art conceptuel, à toutes les problématiques féministes, postféministes, coloniales, postcoloniales, aux politiques actuelles des mouvements migratoires…
Et c’est aussi une pensée de la danse élargie à tous les médias.
Pour moi, c’est cela la danse élargie. C’est une largeur de vue à la fois médiumnique, historique et conceptuelle. Par rapport au Musée de la danse, ce concours répond aussi à une idée d’ouverture, comme les commandes et les appels d’offre, les laboratoires de réflexion. La commande peut être la pire chose pour un artiste et elle ne doit pas être un mode dominant. Cependant, elle peut être un bon levier pour faire des choses que ni les uns ni les autres ne feraient. Pour le concours, c’est la même chose ! Ce levier fonctionne pour moi parce que nous activons en parallèle Expo zéro, un groupe de réflexion sur une exposition vide d’objet qui est l’opposé de toute compétition. Je me retrouve dans une sorte d’équilibre de gestes presque opposés les uns aux autres… Faire des courts-circuits entre les pratiques me semble nécessaire.
L’idée du concours n’est pas un antilaboratoire, parce que c’est aussi un laboratoire d’un autre format : pour le public, pour les participants, pour le jury et les organisateurs.

Entretien entre Boris Charmatz et Céline Roux, mars 2010

Le concours « Danse élargie » est proposé en partenariat avec la Fondation d’entreprise Hermès. Il reçoit le soutien de la SACD.
http://www.danse-elargie.com/

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